20 décembre 2016

La guérison

 La chatte grise est ravie que je fasse du théâtre. Théâtre ou music-hall, elle n’indique pas de préférence. L’important est que je disparaisse tous les soirs, la côtelette avalée, pour reparaître vers minuit et demi, et que nous nous attablions derechef devant la cuisse de poulet ou le jambon rose… Trois repas par jour au lieu de deux ! Elle ne songe plus, passé minuit, à celer son allégresse. Assise sur la nappe, elle sourit sans dissimulation, les coins de sa bouche retroussés, et ses yeux, pailletés d’un sable scintillant, reposent larges ouverts et confiants sur les miens. Elle a attendu toute la soirée cette heure précieuse, elle la savoure avec une joie victorieuse et égoïste qui la rapproche de moi… 

Ô chatte en robe de cendre ! Pour les profanes, tu ressembles à toutes les chattes grises de la terre, paresseuse, absente, morose, un peu molle, neutre, ennuyée… Mais je te sais sauvagement tendre, et fantasque, jalouse à en perdre l’appétit, bavarde, paradoxalement maladroite, et brutale à l’occasion autant qu’un jeune dogue… 

Voici juin, et je ne joue plus La chair, et j’ai fini de jouer Claudine… Finis, nos soupers tête à tête !… Regrettes-tu l’heure silencieuse où, affamée, un peu abrutie, je grattais du bout des ongles ton petit crâne plat de bête cruelle, en songeant vaguement : « Ça a bien marché, ce soir… » Nous voilà seules, redevenues casanières, insociables, étrangères à presque tout, indifférentes à presque tous… Nous allons revoir notre amie Valentine, notre « relation convenable », et l’entendre discourir sur un monde habité, étrange, mal connu de nous, plein d’embûches, de devoirs, d’interdictions, monde redoutable, à l’en croire, mais si loin de moi que je le conçois à peine… 

 Durant mes stages de pantomime ou de comédie, mon amie Valentine disparaît de ma vie, discrète, effarée, pudique. C’est sa façon courtoise de blâmer mon genre d’existence. Je ne m’en offusque pas. Je me dis qu’elle a un mari dans les automobiles, un amant peintre mondain, un salon, des thés hebdomadaires et des dîners bi-mensuels. Vous ne me voyez guère, n’est-ce pas, jouant La chair ou Le faune en soirée chez Valentine ou dansant Le serpent bleu devant ses invités ?… Je me fais une raison. J’attends. Je sais que mon amie convenable reviendra, gentille, embarrassée, un de ces jours… Peu ou beaucoup, elle tient à moi et me le prouve, et c’est assez pour que je sois son obligée… 

 La voici. J’ai reconnu son coup de sonnette bref et précis, son coup de sonnette de bonne compagnie… 

– Enfin, Valentine ! Qu’il y a donc longtemps…

Quelque chose dans son regard, dans toute sa figure, m’arrête. Je ne saurais dire, au juste, en quoi mon amie est changée. Mauvaise mine ? Non, elle n’a jamais mauvaise mine, sous le velours égal de la poudre et le frottis rose des pommettes. Elle a toujours son air de mannequin élégant, la taille mince, les hanches ravalées sous sa jupe de tussor blond. Elle a ses yeux bleu-gris-vert-marron frais fleuris entre leur double frange de cils noircis, et un tas, un tas de beaux cheveux blond-suédois… Qu’y a-t-il ? Un ternissement de tout cela, une fixité nouvelle dans le regard, une décoloration morale, si je puis dire, qui déconcerte, qui arrête sur mes lèvres les banalités de bienvenue… Pourtant elle s’assied, adroite à virer dans sa longue robe, aplatit d’une tape son jabot de lingerie, sourit et parle, parle, jusqu’à ce que je l’interrompe sans diplomatie :

– Valentine, qu’est-ce que vous avez ?

Elle ne s’étonne pas et répond simplement :

– Rien. Presque rien, vraiment. Il m’a quittée.

– Comment ? Henri… Votre… Votre amant vous a quittée ?

– Oui, dit-elle. Ça fait juste trois semaines aujourd’hui.

La voix est si douce, si froide, que je me rassure :

– Ah ! Vous… vous avez eu du chagrin ?

– Non, dit-elle avec la même douceur. Je n’en ai pas eu, j’en ai.

Ses yeux deviennent tout à coup grands, grands, interrogent les miens avec une âpreté soudaine :

– Oui, j’en ai. Oh ! j’en ai… Dites, est-ce que ça va durer comme ça ? Est-ce que je vais souffrir longtemps ? Vous ne connaîtriez pas un moyen… Je ne peux pas m’habituer… Que faire ?

La pauvre enfant !… Elle s’étonne de souffrir, elle qui ne s’en croyait pas capable…

– Votre mari, Valentine… il n’a rien su ?

– Non, dit-elle impatiemment, il n’a rien su. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Qu’est-ce que je pourrais faire ? Vous n’avez pas une idée, vous ? Depuis quinze jours je suis à me demander ce qu’il faut faire…

– Vous l’aimez encore ?

Elle hésite :

– Je ne sais pas… Je lui en veux terriblement, parce qu’il ne m’aime plus et qu’il m’a quittée … Je ne sais pas, moi. Je sais seulement que c’est insupportable, insupportable, cette solitude, cet abandon de tout ce qu’on aimait, ce vide, ce…

Elle s’est levée sur ce mot « insupportable » et marche dans la chambre comme si une brûlure l’obligeait à fuir, à chercher la place fraîche…

– Vous n’avez pas l’air de comprendre. Vous ne savez pas ce que c’est, vous…

J’abaisse mes paupières, je retiens un sourire apitoyé, devant cette ingénue vanité de souffrir, de souffrir mieux et plus que les autres…

– Mon enfant, vous vous énervez. Ne marchez pas comme cela. Asseyez-vous… Voulez-vous ôter votre chapeau et pleurer tranquillement ?

D’une dénégation révoltée, elle fait danser sur sa tête tous ses panaches couleur de fumée.

– Certainement non, que je ne m’amuserai pas à pleurer ! Merci ! Pour me défaire toute la figure, et m’avancer à quoi, je vous le demande ? Je n’ai aucune envie de pleurer, ma chère. Je me fais du mauvais sang, voilà tout…

Elle se rassied, jette son ombrelle sur la table. Son petit visage durci n’est pas sans beauté véritable, en ce moment. Je songe que depuis trois semaines elle se pare chaque jour comme d’habitude, qu’elle échafaude minutieusement son château fragile de cheveux… Depuis trois semaines – vingt et un jours ! – elle se défend contre les larmes dénonciatrices, elle noircit d’une main assurée ses cils blonds, elle sort, reçoit, potine, mange… Héroïsme de poupée, mais héroïsme tout de même…

Je devrais peut-être, d’un grand enlacement fraternel, la saisir, l’envelopper, fondre sous mon étreinte chaude ce petit être raidi, cabré, enragé contre sa propre douleur… Elle s’écroulerait en sanglots, détendrait ses nerfs qui n’ont pas dû, depuis trois semaines, faiblir… Je n’ose pas. Nous ne sommes pas assez intimes, Valentine et moi, et sa brusque confidence ne suffit pas à combler deux mois de séparation…

Et d’ailleurs quel besoin d’amollir, par des dorlotements de nourrice, cette force fière qui soutient mon amie ? « Les larmes bienfaisantes… » oui, oui, je connais le cliché ! Je connais aussi le danger, l’enivrement des larmes solitaires et sans fin ; – on pleure parce qu’on vient de pleurer, et on recommence ; – on continue par entraînement, jusqu’à la suffocation, jusqu’à l’aboiement nerveux, jusqu’au sommeil d’ivrogne d’où l’on se réveille bouffi, marbré, égaré, honteux de soi, et plus triste qu’avant… Pas de larmes, pas de larmes ! J’ai envie d’applaudir, de féliciter mon amie qui se tient assise devant moi, les yeux grands et secs, couronnée de cheveux et de plumes, avec la grâce raide des jeunes femmes qui portent un corset trop long…

– Vous avez raison, ma chérie, dis-je enfin.

Je prends soin de parler sans chaleur, comme si je la complimentais du choix de son chapeau…

– Vous avez raison ? Demeurez comme vous êtes, s’il n’y a pas de remède, de réconciliation possible…

– Il n’y en a pas, dit-elle froidement, comme moi.

– Non ?… Alors il faut attendre…

– Attendre ? Attendre quoi ?

Quel réveil tout à coup, quel fol espoir ! Je secoue la tête :

– Attendre la guérison, la fin de l’amour. Vous souffrez beaucoup, mais il y a pis. Il y a le moment, – dans un mois, dans trois mois, je ne sais quand, – où vous commencerez à souffrir par intermittences. Vous connaîtrez les répits, les moments d’oubli animal qui viennent, sans qu’on sache pourquoi, parce qu’il fait beau, parce qu’on a bien dormi ou parce qu’on est un peu malade… Oh ! mon enfant ! comme les reprises du mal sont terribles ! Il s’abat sur vous sans avertir, sans rien ménager… Dans un moment innocent et léger, un suave moment délivré, au milieu d’un geste, d’un éclat de rire, l’idée, le foudroyant souvenir de la perte affreuse tarit votre rire, arrête la main qui portait à vos lèvres la tasse de thé, et vous voilà terrifiée, espérant la mort avec la conviction ingénue qu’on ne peut souffrir autant sans mourir… Mais vous ne mourrez pas !… – vous non plus. Les trêves reviendront irrégulières, imprévisibles, capricieuses. Ce sera… ce sera vraiment terrible… Mais…

– Mais ?…

Mon amie m’écoute, moins défiante à présent, moins hostile…

– Mais il y a pis encore !

Je n’ai pas assez surveillé ma voix… Au mouvement de mon amie, je baisse le ton :

– Il y a pis. Il y a le moment où vous ne souffrirez presque plus. Oui ! Presque guérie, c’est alors que vous serez « l’âme en peine », celle qui erre, qui cherche elle ne sait quoi, elle ne veut se dire quoi… À cette heure-là, les reprises du mal sont bénignes, et par une étrange compensation, les trêves se font abominables, d’un vide vertigineux et fade qui chavire le cœur… C’est la période de stupidité, de déséquilibre… On sent un cœur vidé, ridé, flotter dans une poitrine que gonflent par instants des soupirs tremblants qui ne sont pas même tristes. On sort sans but, on marche sans raison, on s’arrête sans fatigue… On creuse avec une avidité bête la place de la souffrance récente, sans parvenir à en tirer la goutte de sang vif et frais, – on s’acharne sur une cicatrice à demi sèche, on regrette, – je vous le jure ! – on regrette la nette brûlure aiguë… C’est la période aride, errante, que vient encore aigrir le scrupule… Certes, le scrupule ! Le scrupule d’avoir perdu le beau désespoir passionné, frémissant, despotique… On se sent diminué, flétri, inférieur aux plus médiocres créatures… Vous vous direz, vous aussi : Quoi ! je n’étais, je ne suis que cela ? pas même l’égale du trottin amoureux qui se jette à la Seine ? » Ô Valentine ! vous rougirez de vous-même en secret, jusqu’à…

– Jusqu’à ?…

Mon Dieu, comme elle espère ! Jamais je ne lui verrai d’aussi beaux yeux couleur d’ambre, d’aussi larges prunelles, une bouche aussi angoissée…

– Jusqu’à la guérison, mon amie, la vraie guérison. Cela vient… mystérieusement. On ne la sent pas tout de suite. Mais c’est comme la récompense progressive de tant de peines… Croyez-moi ! cela viendra, je ne sais quand. Une journée douce de printemps, ou bien un matin mouillé d’automne, peut-être une nuit de lune, vous sentirez en votre cœur une chose inexprimable et vivante s’étirer voluptueusement, – une couleuvre heureuse qui se fait longue, longue, – une chenille de velours déroulée, – un desserrement, une déchirure soyeuse et bienfaisante comme celle de l’iris qui éclôt… Sans savoir pourquoi, à cette minute, vous nouerez vos mains derrière votre tête, avec un inexplicable sourire… Vous découvrirez, avec une naïveté reconquise, que la lumière est rose à travers la dentelle des rideaux, et doux le tapis aux pieds nus, – que l’odeur des fleurs et celle des fruits mûrs exaltent au lieu d’accabler… Vous goûterez un craintif bonheur, pur de toute convoitise, délicat, un peu honteux, égoïste et soigneux de lui-même…

Mon amie me saisit les mains :

– Encore ! encore ! dites encore !…

Hélas, qu’espère-t-elle donc ? ne lui ai-je pas assez promis en lui promettant la guérison ? Je caresse en souriant ses petites mains chaudes :

– Encore ! mais c’est fini, mon enfant. Que voulez-vous donc ?

– Ce que je veux ? mais… l’amour, naturellement, l’amour !

Mes mains abandonnent les siennes :

– Ah ! oui… Un autre amour… Vous voulez un autre amour…

C’est vrai… Je n’avais pas pensé à un autre amour… Je regarde de tout près cette jolie figure anxieuse, ce gracieux corps apprêté, arrangé, ce petit front têtu et quelconque… Déjà elle espère un autre amour, meilleur, ou pire, ou pareil à celui qu’on vient de lui tuer… Sans ironie, mais sans attendrissement, je la rassure :

– Oui, mon enfant, oui. Vous, vous aurez un autre amour… Je vous le promets.
 

Colette, Les Vrilles de la Vigne


Merci à Lucie pour m'avoir envoyé ce texte qui avait tout à fait sa place sur mon blog <3

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire

Dernières humeurs

Vous en voulez plus ?